Suite ... les retards scolaires dans la région de Valenciennes

Historiquement, l’abondance de l’offre en emplois relativement peu qualifiés ou étroitement spécialisés avait créé une culture ouvrière de la solidarité et du courage qui, alliée au mode de gestion paternaliste des mines et de la sidérurgie, faisait que l’école était peu présente. Les besoins en main-d’œuvre avaient été également comblés par des arrivées successives de populations étrangères souvent peu scolarisées.

A une époque où l’Etat, à travers les fonctions d’étude et de programmation, disposait, notamment au Ministère de l’Equipement, de libertés et de moyens d’approche des problèmes globaux de la société, c’est depuis le Ministère de l’Equipement que j’ai pu entreprendre en parallèle deux études. La première a porté sur la stratégie de formation permanente (en 1972 avait été votée la loi sur la formation permanente prévoyant que les employeurs devaient investir une certaine part de la masse salariale dans cette formation) qui me conduisit à analyser les stratégies de gestion de personnels des entreprises du bassin d’emplois et à jeter les bases d’une politique locale de formation visant à dépasser les logiques de chacune pour constituer à terme une gestion plus globale des ressources humaines qualifiées, capables de répondre à de nouveaux besoins.

 

La seconde étude portait, en amont de la précédente, sur les mécanismes de reproduction des handicaps de la région à travers de piètres résultats à l’école et en particulier à travers les retards scolaires. J’ai eu la chance, lors de mes enquêtes préalables, de tomber sur un inspecteur primaire particulièrement éclairé du secteur de Denain, Monsieur Hantute, qui, se posant les mêmes questions, avait fait réaliser par ses instituteurs, sur l’ensemble de son secteur, soit 9000 enfants, des fiches par élève qui relevaient à la fois les caractéristiques familiales et sociales et la trajectoire scolaire des enfants. Mine d’or qu’il n’avait jamais pu exploiter. Je le vois encore tirer cet énorme dossier de son tiroir pour me le tendre. Cet heureux coup du sort fut le début d’une série de travaux menés conjointement par le Ministère de l’Equipement et le Ministère de l’Education Nationale avec l’appui du Commissariat au Plan. Heureuse époque où une coopération interministérielle nous semblait si naturelle !

Le problème auquel j’étais confronté pour l’exploitation de cette enquête est un des problèmes les plus classiques de la sociologie : l’interaction et l’interrelation des facteurs supposés avoir une influence sur la situation, en l’occurrence sur les performances scolaires de chaque enfant. L’observation d’une corrélation entre deux facteurs, par exemple le statut social des parents et les résultats scolaires de l’enfant, peut signifier soit un lien de causalité immédiate, soit les effets conjoints d’une même cause en amont, soit au contraire un facteur qui agit par l’intermédiaire d’un autre. J’eus alors l’idée de développer une modalité particulière d’analyse statistique dite « analyse en arbre ». Cet outil est disponible sur le site web de la FPH (www.fph.ch). Son principe en est simple. Je définissais le « pouvoir explicatif » propre à chaque facteur social et familial, classé dans un certain ordre dans l’arbre des causalités (d’où le terme d’analyse en arbre). Le « pouvoir explicatif » d'un facteur donné s'exprimait par le fait qu’après introduction de ce facteur, les sous-groupes homogènes d’élèves constitués par rapport à ce nouveau facteur se rapprochaient plus ou moins d’une « explication complète », c'est-à-dire d’une situation où, pour chaque sous-groupe, il n’y aurait eu que des réussites scolaires ou que des échecs scolaires. On voyait ainsi, au fur et à mesure de l’introduction de chaque facteur son influence propre, les facteurs introduits auparavant étant supposés se situer « en amont » dans l’arbre des causes. Ainsi, l’origine des enfants, français ou issu des vagues migratoires successives, détermine le statut socioprofessionnel des parents et non l’inverse. De même, le statut socioprofessionnel des parents avait beaucoup de chances d’influencer le nombre d’enfants dans la famille ou le statut socioprofessionnel de la mère plutôt que l’inverse, etc.

 

Cet outil s’est avéré particulièrement adapté au type de problème posé par les retards scolaires. C’est pourquoi nous l’avons utilisé dans une vague de quatre enquêtes successives : sur les retards scolaires dans la région de Denain, sur l’orientation des enfants de troisième dans tout l’arrondissement de Valenciennes, sur l’orientation des enfants de troisième dans tout le littoral de la région Nord ; Pas de Calais enfin, sur la totalité des enfants scolarisés dans le Valenciennois en école primaire, soit 40 000 enfants. Cette dernière enquête, dont rend compte le rapport, avait été commanditée par un inspecteur d’Académie particulièrement dynamique, Monsieur Rancurel. C’est l’époque où l’on s’interrogeait sur le rôle que pouvait jouer l’école maternelle pour compenser les handicaps scolaires futurs des enfants. Le monde enseignant poussait à une scolarisation dès deux ans.

Les résultats de ces enquêtes ont été pour moi fort décapants mais ils ont produit, par ce fait même, une destabilisation du corps enseignant qui explique que leurs conclusions ont été rapidement enterrées. La mode, à l’époque, était d’opposer deux thèses aussi absolues l’une que l’autre : celle de la méritocratie, c'est-à-dire de l’aptitude de l’école à repérer et valoriser les intelligences d’où qu’elles viennent ; celle du déterminisme social et de la reproduction culturelle incarnés notamment par Bourdieu, Baudelot, Establet et d’autres sociologues qui cherchaient dans la structure sociale l’explication ultime, voire unique, des performances scolaires. A ma connaissance, aucune des études de l’époque, déjà très nombreuses, ne disposait de l’ampleur de l’échantillon et des outils statistiques dont nous disposions. Or, avec ces outils, aucune des explications communément admises ne collait vraiment à la réalité. S’il était évident que les enfants de mineurs maghrébins d’un côté et les enfants de profs de l’autre avaient des destinées scolaires contrastées, il n’en restait pas moins que d’innombrables situations intermédiaires ne pouvaient s’expliquer seulement par l’origine sociale. Il m’apparut alors que, toutes choses égales par ailleurs, un facteur était particulièrement discriminant : celui du nombre d’enfants dans la famille. L’importance de la fratrie était défavorable aux résultats scolaires quel que soit le milieu social. On conçoit combien cette donnée perturbait le corps enseignant. Elle ne pouvait coller en effet ni avec la théorie du don et de l’intelligence individuelle, car on ne voyait pas pourquoi les enfants de famille nombreuse seraient moins intelligents que d’autres, et pas non plus avec le déterminisme social puisque le nombre d’enfants dans la famille jouait un rôle décisif dans les retards scolaires au sein de chaque catégorie sociale. En fait, ce facteur pointait la nature des rapports entre adultes et enfants exigés par l’école ainsi que la nature des qualités exigées de l’enfant pour réussir et le rapport entre investissement des familles dans les performances scolaires de leur progéniture et le nombre d’enfants. C’étaient donc globalement les rapports de la société à l’école et de celle-ci à la société qui étaient mis en lumière.

L’autre résultat perturbant de la dernière enquête fut l’impact de l’école maternelle sur la réussite scolaire à l’école primaire. On y constatait que la scolarisation précoce en maternelle, à partir de deux ans, avait un résultat positif sur la réussite scolaire au cours des deux premières années de scolarité, cours préparatoire et cours élémentaire, et que cet effet positif disparaissait au fil des années jusqu’à pratiquement s’annuler au niveau du CM2. Tout se passait comme si l’école maternelle aidait, par un entraînement à l’école, à franchir les toutes premières étapes sans rien modifier sur le fond à l’aptitude sociale et familiale des enfants à parcourir avec succès la suite du cursus. On comprend là aussi ce que ces données incontestables ont eu de perturbant pour l’institution scolaire et le corps enseignant.