Suite ... l'Etat au coeur, le Meccano de la gouvernance

Puis, à partir du cas français, nous montrons pourquoi le monde politique se comporte à l’égard de la réforme de l’Etat comme un pompier pyromane, rendant impossible par ses actes ce qu’il prétend appeler de ses vœux. Et nous en donnons une illustration frappante à partir des deux rapports sur la réforme de l’Etat publiés au cours des années 1990 en France, l’un commandité par le Premier Ministre Bérégovoy et rédigé par Christian Blanc, l’autre commandité par le Premier Ministre Balladur et rédigé par Jean Pic. Au-delà du ridicule et du caractère évidement pyromaniaque de deux rapports sur la réforme de l’Etat commandés à un an de distance sous prétexte que le gouvernement est passé de gauche à droite, ces deux rapports frappent par la même erreur d’analyse : ils insistent sur la distinction radicale entre le politique et l’administratif, enfourchant le cheval de bataille bien commode de la technocratie qui a volé la décision au politique, sans se rendre compte que cette idéologie, issue de la Révolution française, qui confère au politique le monopole du sens et à l’administration le monopole de l’exécution, est précisément à la source de l’impossibilité de réformer l’Etat car il n’y pas de réforme profonde qui ne fasse appel au « désir de sens » de tous les acteurs.

Puis, toujours à partir de l’expérience valenciennoise, nous décrivons trois mutations majeures de l’Etat que nous appelons respectivement : l’entrée en intelligibilité ; l’entrée en dialogue ; l’entrée en projet. Dans les trois cas, une constante : chaque administration ne peut pas gérer de manière autarcique son fragment de réalité comme le recommande pourtant la théorie politique et en particulier la décentralisation à la française avec la notion de « bloc de compétences ». Chaque administration ne prend son sens que dans ses rapports aux autres administrations et au reste de la société.

L’entrée en intelligibilité, c’est le devoir de l’administration de mobiliser ce qu’elle connaît de la société à travers son expérience quotidienne et les systèmes d’information qu’elle a construits pour ses propres besoins, au service d’une compréhension d’ensemble de la réalité par tous ses acteurs. L’idée d’intelligibilité de la société, de sa capacité à disposer d’un miroir aussi fidèle que possible dans lequel elle puisse se regarder, que l’on traduit parfois dans les textes administratifs par l’expression de « diagnostic partagé » nous paraît essentielle à la gouvernance. Nos sociétés disposent d’informations innombrables, produites par les services statistiques spécialisés ou, plus souvent encore, pour les besoins propres de l’activité de chaque acteur, privé ou public. Pourtant, elles ont de plus en plus de mal à se comprendre elles-mêmes et de ce fait, à se doter d’un projet. Les visions d’ensemble, quand elles existent, procèdent plus souvent de schémas idéologiques préétablis que de la construction « de bas en haut », avec les citoyens, de l’intelligibilité de leur propre réalité.

La deuxième transformation, l’entrée en dialogue, nécessite au préalable de comprendre que chaque milieu, et en particulier chaque administration, induit son propre vocabulaire, ses propres références. Nous avions montré depuis longtemps que le dialogue de l’administration avec le reste de la société est fondamentalement un dialogue interculturel. Et notre longue expérience administrative nous avait montré que ce que l’administration appelait dialogue était trop souvent l’exigence que le reste de la société parle le langage administratif, vienne sur le terrain de l’administration pour pouvoir entrer en contact avec elle. L’expression la plus caricaturale en est les formulaires administratifs ou les procédures de consultation sur les opérations d’urbanisme. C’est ce que dans « Mission possible » déjà, j’avais appelé l'inversion de l’abstrait et du concret : l’administration transforme en concret les concepts abstraits nés de son propre fonctionnement et ils sont effectivement concrets parce qu’ils ont des conséquences opérationnelles. Et de ce fait, la réalité même de la société est, elle, renvoyée vers l’abstraction. L’entrée en dialogue appelle une démarche inverse : c’est à l’administration d’aller vers une société qui ne saurait se segmenter selon les règles de la segmentation administrative.

L’entrée en projet, enfin, consiste à dépasser la vision figée du partage des tâches entre secteur public et secteur privé pour réorganiser le rôle de chacun au sein d’un projet élaboré en commun.

Ces trois réformes sont évidemment directement inspirées de l’effort que nous avions mené à Valenciennes pendant plus de dix ans, en nous succédant à la tête de l’arrondissement.

La seconde partie de l’ouvrage se projette vers l’avenir et esquisse ce qui va devenir une théorie de la gouvernance et se développera pleinement dans l’ouvrage suivant, « La démocratie en miettes ».

Le sous-titre de notre livre, « le Meccano de la gouvernance », découle d’une affirmation forte née de notre expérience : la gouvernance est fractale : les principes de gouvernance qui peuvent s’énoncer à l’échelle de la gestion d’un territoire se retrouvent à l’échelle de la planète. Cette affirmation de fractalité va jouer un rôle capital dans l’élaboration de toutes les idées qui suivront. Au cœur de cette théorie, notre analyse de l'articulation entre différents niveaux de gouvernance. Les problèmes posés par cette articulation sont selon nous de même nature quand il s’agit de l’articulation entre les communes et le niveau d’agglomération ou quand il s’agit des Etats nations avec l’Union Européenne. Nous affirmons avec force et à rebours des théories classiques de la démocratie qu’aucun problème réel de la société ne peut plus se traiter à un seul niveau de gouvernance et qu’en conséquence la gouvernance de demain doit placer les modes de coopération entre les différentes échelles de gouvernance au cœur de la théorie. C’est le fameux principe dit de « subsidiarité active » que nous exposons en détail dans le livre. Il substitue à l’idée d’obligation de moyens, qui fonde généralement les règles de fonctionnement de l’administration, celle d'une « obligation de résultat » construite de façon collaborative par échange d’expériences. De ce fait, le nouveau devoir du fonctionnaire n’est pas le devoir de conformité à la règle, mais le devoir de pertinence, c'est-à-dire le devoir de rechercher localement les meilleurs moyens d’atteindre les résultats visés, en s’adossant abondamment sur les pistes que lui offre un échange systématique de l’expérience. Ceci a pour corollaire qu’au principe traditionnel de partage des responsabilités, selon les compétences dévolues à chacun, se substitue le principe de responsabilités partagées. Comme on le voit, la démarche d’inversion, qui consiste à mettre au centre des réalités jusque-là marginalisées et de renvoyer en périphérie celles qui étaient jusque-là au centre induit de proche en proche une véritable révolution copernicienne.

Enfin, le livre détaille le changement de nature du politique dès lors qu’il s’agit de traiter de problèmes complexes. On y retrouvera les réflexions amorcées dans « Le dialogue des entreprises et du territoire » : le problème du politique aujourd’hui n’est pas de choisir entre des solutions toutes faites et contrastées supposées refléter des projets concurrents de société ; le problème aujourd’hui du politique est d’organiser le processus collaboratif à travers lequel émergera progressivement une solution satisfaisante. On retrouve là les questions qui vont trouver un statut public à l’occasion du débat entre les trois prétendants socialistes à l’investiture du parti pour les élections présidentielles françaises de 2007.