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C’est aussi que cette tentative ne pouvait être que collective. Les livres précédents, notamment « La démocratie en miettes » et « L’Etat au cœur », ont été consacrés à ce que j’appelle la « révolution de la gouvernance ». Si l’écriture en est personnelle ou, pour « L’Etat au cœur », à quatre mains avec mon vieux maître André Talmant, leur contenu en est éminemment collectif car c’est le fruit de décades d’expériences, d’aventures collectives, de rencontres et de débats. Quand il s’agit d’étendre au champ de la production et des échanges, c'est-à-dire à l’oeconomie, les principes que nous avons mis à jour pour la gouvernance, la plupart des débats restent à venir. Comment faire en sorte d’accélérer le temps pour faire que ces débats soient concomitants à l’écriture du livre, que des réflexions collectives viennent contredire, compléter, enrichir ma propre réflexion individuelle ? A l’évidence, en mettant en débat « le livre en train de se faire » et non un livre achevé. Je sais qu’il est bien prétentieux d’inviter des amis, des partenaires et, au-delà, un large public, à s’intéresser à un livre en chantier. Les uns et les autres n’ont-ils pas déjà tant à faire avec leur propre travail, avec leurs propres réflexions et, s’il restait quelques minutes encore disponibles, ne serait-il pas plus utile de contribuer, par exemple, aux débats de la prochaine campagne présidentielle en France  ? Malgré ces obstacles bien évidents, j’ai eu envie de tenter l’aventure.

 

Je suis en effet frappé par l’indigence prospective, sociologique, voire historique, de la plupart des discours qui nous sont assénés sur l’économie. Or, pour moi, le renouvellement des systèmes de pensée, des concepts, des théories est la tâche la plus urgente de ce premier siècle commençant. De cela, j’ai eu l’intuition de façon très précoce. En 1967 déjà, quand je travaillais avec mon épouse Paulette sur la politique d’accueil des travailleurs étrangers en France, j’ai été estomaqué de voir que l’on reconduisait, au lendemain des indépendances, des politiques d’immigration inventées entre les deux guerres pour accueillir des travailleurs polonais, italiens ou même belges. Et, tout au long de mes quarante années professionnelles, je suis ainsi allé d’étonnement en étonnement, de surprise en surprise, découvrant sans cesse qu’on voulait penser demain avec les idées d’hier, gérer demain avec les institutions d’avant-hier. Dans ces décalages, parfois de plusieurs siècles, entre les systèmes de pensée, les institutions, et la société que l’on a à gérer, réside l’une des clés essentielles des défis et drames du monde d’aujourd’hui. A vouloir former les futures élites avec un modèle d’université inventé par Von Humboldt au début du 19ième siècle, à prétendre régir la planète avec des Etats nations présumés souverains dont la conception date du Traité de Westphalie de 1648, à vouloir gérer les sociétés et les rapports entre l’humanité et la biosphère avec les institutions cloisonnées héritées du passé, à vouloir enfin fonder la croissance, la prospérité et la paix des nations sur une croissance indéfinie de la consommation de biens et de services gourmands en énergie et en matières premières, on allait au drame aussi sûrement que les héros de la tragédie grecque, jouets de leurs passions et des rivalités de leurs dieux.

 

Mais d’où peuvent naître les systèmes de pensée et les institutions réellement adaptés aux défis et aux réalités du 21e siècle ? Certainement pas du seul exercice de l’intelligence car, comme le disait Heidegger, le plus difficile dans la vie est de voir ses lunettes car nous regardons le monde à travers nos lunettes. Le travail intellectuel est conservateur par construction. Il construit les idées sur les idées et souvent à l’intérieur d’institutions dont la logique même de fonctionnement pousse au conformisme, à commencer par la révérence au maître qui est l’exercice imposé de la réussite d’une thèse universitaire. L’innovation dans le champ des idées, du moins dans le domaine qui nous importe ici, ne peut venir que d’un mélange étrange et détonnant, certains diront peut-être au contraire un salmigondis, d’observations personnelles, d’étonnements et de découvertes, de rencontres, de dialogues et de lectures qui offrent autant de prolongements du regard et de grilles possibles d’interprétation de la réalité. Dans un livre écrit en 1993, « Mission possible », où je retrace l’itinéraire personnel de mes découvertes, j’insistais sur la nécessité de porter en permanence sur le monde un regard d’enfant. D’enfant étonné. D’enfant pour qui, si les faits observés sont contradictoires avec les théories enseignées, c’est probablement les faits qui ont raison.

 

Je fais aussi, dans mon « Essai sur l’oeconomie », l'éloge du bricolage et du braconnage. A mille lieues des théories d’avance cohérentes parce que d’avance écrites, la pensée vagabonde, grappillant de-ci de-là ce qu’elle trouve pour se nourrir. Et je ne crois guère, du moins dans les domaines de la gestion de la société que sont la gouvernance et l’oeconomie, à la pensée individuelle. L’innovation est le fruit d’un tâtonnement collectif, visible ou invisible, conscient ou inconscient. Dans ces conditions, quel meilleur symbole que de vouloir partager une pensée en train de s’élaborer, débitrice de mille autres connues ou inconnues, espérant aussi contribuer par ricochet à d’autres pensées qui se forment à leur tour pour aller plus loin, à mille lieues de l’idée stérilisante d’auteur et de droit d’auteur, comme une sorte de brevet pris sur la société elle-même.

 

Pour la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme, nous avons toujours parlé de devoir d’ambition. Face aux défis immenses auxquels est confrontée notre humanité et aux mutations considérables qui l’attendent, nous avons toujours estimé de notre devoir de mettre notre indépendance et notre possibilité d’agir à long terme au service de ces défis et de ces mutations.

 

L’ouverture de ce site web procède de la même démarche : c’est une manière de participer, aussi petitement soit-il, aussi modestement soit-il, à un monde en train de s’inventer.