1974

 

Responsable des études urbaines au Commissariat au Plan

 

A vrai dire, ce ne fut qu’un passage de neuf mois. J’y ai forgé quelques amitiés durables, avec Jacques Poulet-Mathis devenu bien plus tard membre de notre Conseil de Fondation, avec Jean Pierre Duport, avec Michel Rousselot, notre patron du service urbain, puis avec Georges Cavalier. J’y achève aussi les études lancées à partir de 1972 à Valenciennes puis à Dunkerque sur les retards scolaires et sur le fonctionnement du système éducatif. Comme pour l’étude sur le développement urbain algérien, cela m’a conduit à élaborer des outils d’analyse mathématique : en Algérie, pour comprendre la circulation des flux d’argent entre les villes, à l’intérieur des villes et en déduire des modalités de fonctionnement urbain; sur l’éducation pour trier entre l'effet des innombrables variables susceptibles d’influencer les performances scolaires. Expérience passionnante qui m’a montré combien nos intellectuels étaient rétifs à la complexité du réel, combien ils préféraient la théorie aux faits.

 

J’ai pu par exemple montrer que, toutes choses égales par ailleurs, le nombre d’enfants d'une famille jouait un rôle déterminant dans les résultats scolaires, ce qui révélait la nature particulière du rapport entre adultes et enfants exigé de l’école. Ces résultats ne collaient ni avec la thèse du don individuel, si chère à la méritocratie républicaine, ni avec la thèse du déterminisme social, si chère à l’époque à la plupart des sociologues. Cela a ancré encore un peu plus, s’il le fallait, ma volonté de croire en toutes circonstances à l’observation aussi honnête et patiente que possible plutôt qu’aux discours à la mode. On n’y gagne certes pas en notoriété, au moins ne vend-on pas son âme. Dés cette époque, on voyait bien l’éclatement de la société immigrée entre celle qui pariait sur l’école et celle qui n’en connaissait pas les codes. On voyait le fossé se creuser, parmi les immigrés du Maghreb, entre les filles qui voyaient dans l’école leur seule chance de liberté et les garçons qui se faisaient distancer. On voyait par les résultats scolaires à l’école primaire poindre ce qui seraient un jour la contradiction majeure de nos systèmes de production : une évolution de la structure des emplois plus lente et plus hiérarchisée que l’évolution des niveaux d’aspiration nés, malgré les inégalités scolaires, du progrès d’ensemble de l’éducation. Les facs gardiennage et la frustration des jeunes issus de l’immigration étaient déjà inscrites dans cette histoire. Mieux, elles étaient annoncées. J’en ai tiré la conviction, plus encore la certitude, qu’une observation sans prévention des réalités donnait à voir l’avenir, que cette vision n’était pas réservée aux prospectivistes ou aux Madame Soleil, mais résultait de la simple observation des forces à l’œuvre.