1983 - 1981

 

Sous-directeur à la Direction de l’Urbanisme et du Paysage, en charge des Affaires Economiques et Foncières et des Agences d’Urbanisme

 

Comme je l’ai dit, j’ai dû cette « promotion » au souhait d’un certain nombre d’autorités publiques, tant dans l’administration que dans les milieux politiques, de me voir déguerpir de cet arrondissement de Valenciennes où mes engagements professionnels et éthiques étaient volontiers pris pour des engagements politiques, au sens partisan du terme. C’est donc sans grand enthousiasme que j’ai pris ce nouveau poste quoiqu’il ne manquât pas d’intérêt.

J’ai cherché à y promouvoir une vision moins planificatrice et plus stratégique de l’aménagement urbain à l’image de ce que nous avions fait à Valenciennes. Je crois que ça a contribué au basculement qui s’est opéré dans ce sens quelques années plus tard. Déjà, la France était confrontée à une pénurie d’offre foncière pour de nouveaux logements. Nous étions dès cette époque dans une contradiction dont la France n’a jusqu’à présent pas réussi à se sortir. D’un côté, la volonté d’éviter un « mitage » de toutes les zones rurales périurbaines avait restreint par des documents d’urbanisme l’offre foncière. Mais, de l’autre, l’Etat ne se sentait plus la force et la légitimité politique d’imposer, comme il l’avait fait à l’époque des grandes ZUP (Zone à Urbaniser en Priorité) et villes nouvelles, des programmes d’aménagement et de construction y compris contre la volonté des élus locaux. Le morcellement du territoire français en 36 000 communes et du territoire et des bassins d’habitats en plusieurs dizaines voire centaines de communes faisait du développement urbain, malgré les beaux discours, le résultat d’une somme de stratégies micro locales. Face à cela, des approches lacunaires, au coup par coup, de financement de HLM. D’où le combat en faveur de ce que j’avais appelé les politiques pluriannuelles d’urbanisation, dont les politiques locales d’habitat sont, je crois, les descendants.

Venant de ce Valenciennois morcelé entre 82 communes, j’étais un ardent partisan de modalités nouvelles de concertation pour élaborer des politiques d’agglomération. Les conditions de mon départ de Valenciennes m’avaient affublé d'une image de « haut fonctionnaire de gauche » victime de ses engagements. La venue de François Mitterrand au pouvoir en mai 1981 n’aurait-elle pas sonné pour moi l’heure de la revanche ? En réalité je crois que mon image était fausse, déformée précisément par la grille de lecture si commune à l’époque qui faisait de l’adhésion à un courant politique la clé de lecture privilégiée des engagements et des postures. Or pour moi la question n’était pas là. La question, déjà, était celle de la pertinence de l’action publique et de sa nécessaire réforme. Je l’ai mesuré très vite avec l’affaire de la réforme de la fiscalité foncière. Héritage de l’engagement des Chrétiens sociaux autour de Claudius Petit, les 101 propositions du programme de gouvernement de François Mitterrand contenaient une réforme de l’impôt foncier basé sur un impôt foncier unique déclaratif annuel. Me voilà donc sommé de mettre en oeuvre cette réforme, qui relevait de ma compétence administrative, et nul ne pouvait douter, en fonctionnaire de gauche, que j’y mettrais le plus grand zèle. Hélas, cette réforme copiée sur la fiscalité américaine me parut vite inapplicable à la France et contradictoire avec la nature de nos documents d’urbanisme. Elle se heurtait aussi, cela va sans dire, à l’hostilité sourde ou ouverte du Ministère des Finances pour qui, « un bon impôt est un impôt ancien car, aussi injuste soit-il, il est passé dans les mœurs ». Débats épiques. Le Ministère des Finances voulut s’en tirer en proposant un impôt bidon qui séduisait mes interlocuteurs au cabinet du Ministre Roger Quilliot, simplement parce qu’il portait le mot de « déclaratif ». Il me fallut travailler sur quelques communes à en faire la simulation pour montrer combien cet impôt n’était qu’une ridicule caricature de ce que mes interlocuteurs voulaient faire. On songea même à m’expédier faire la réforme foncière de ... Nouvelle Calédonie. Le haut fonctionnaire progressiste plein d’avenir s’était mué en quelques semaines en crypto-réactionnaire.

J’ai pu néanmoins constituer au sein de cette sous-direction une équipe cohérente et motivée, ce qui fut aussi l’un de mes grands motifs de satisfaction professionnelle et humaine de l’époque. Ne doutant de rien, nous avons fait une analyse des différentes réformes fiscales qui avaient été faites dans le monde et avons opté pour un système inspiré de … Taiwan. Je passe sur les détails. Il s’agissait en substance de dissocier la taxation des sols, dont la valeur résulte évidemment de l’action de la puissance publique, de la taxation des constructions dont la valeur dépend essentiellement de l’investissement privé. Chose assez étonnante, ce projet de réforme a franchi bien des obstacles administratifs et politiques. Le Ministre de l’époque, Roger Quilliot, s’y est rallié. C’est Laurent Fabius, alors Ministre du Budget, qui s’y est opposé. J’ai la faiblesse de penser que la réforme aurait pourtant changé bien des choses.

Mais déjà un autre combat s’engageait. Il portait sur la décentralisation. Notre lutte à Valenciennes pour renforcer le pouvoir collectif des élus m’avait valu la réputation de partisan de la décentralisation. Or voilà qu’arrive le projet élaboré par l’équipe de Gaston Deferre. Il passe à côté de deux enjeux qui me paraissent essentiels : la constitution d’autorités politiques sérieuses à l’échelle des agglomérations ; les règles de la collaboration des différents niveaux de collectivités locales entre eux. Le projet, au contraire, s’adosse aux féodalités politiques. C’est d’ailleurs le seul projet, avec celui de réforme des universités après 1968, qui a obtenu, si j’ai bonne mémoire, l’unanimité au Parlement. Il renforce les féodalités locales, consolide les 36 000 communes et le département, c'est-à-dire les cadres politiques de la France rurale. Le nouveau gouvernement en effet a tiré la leçon des tentatives avortées de fusion de communes à l’époque du gaullisme. Selon moi, la France engage une réforme féodale et rurale pour préparer une Europe urbaine. Gaston Deferre et la plupart des gouvernants de l’époque, François Mitterrand en tête, ne croient qu’à la démocratie enracinée dans les vieilles structures, les communes, les départements. Ils savent aussi que c’est pour la plupart des barons des fiefs décisifs. Pour eux, la décentralisation doit consolider ces fiefs et non les affaiblir. Malgré quelques alliés au cabinet du Premier Ministre qui ont la même expérience que moi des réalités de la France urbaine, le rouleau compresseur de la féodalité politique s’avère irrésistible. Beaucoup de mes réflexions ultérieures sur la gouvernance, en particulier sur ce que j’appelle aujourd’hui le principe de subsidiarité active, viendront de ce combat perdu.

J’avais aussi dans mon portefeuille d’activités la responsabilité de l’implication de l’Etat, dans les agences d’urbanisme. Il y en avait une trentaine à l’époque, couvrant les principales agglomérations. Structures qui étaient et sont demeurées fragiles, souvent mal reliées à l’action opérationnelle des villes et de l’Etat mais néanmoins espaces précieux de dialogue entre Etat et collectivités locales. Les voyages d’une ville à l’autre m’ont aussi appris, ce qui viendra plus tard éclairer ma réflexion sur les territoires, que chaque ville dégage son atmosphère, dispose de ses traditions propres de coopération ou de non-coopération entre les acteurs. L’affaire du financement des agences d’urbanisme aura été à cette époque l’un des rares combats que je n’ai pas perdus. Dans leur enthousiasme vengeur, les décentralisateurs, qui ne supportaient plus ces services d’Etat intervenant dans les subdivisions territoriales pour le compte des élus ou ces agences d’urbanisme hybrides où l’Etat et les collectivités locales se partageaient le financement et les responsabilités, voulaient y mettre fin et supprimer le financement de l’Etat aux agences d’urbanisme. J’ignore encore ce qui a pu in extremis convaincre mon directeur et ami Yves Dauges de revenir en dernière minute sur ce projet funeste et défendre l’idée de co-financement. Il a obtenu gain de cause.