1985 - 1983

 
Chargé de mission à la DAEI, en charge des relations avec le Maghreb

 

Mon impuissance à lutter contre les dérives féodales de la décentralisation, l’échec de notre projet de réforme foncière, la lenteur des progrès d’une nouvelle vision de l’aménagement urbain, le sentiment peut-être aussi que le travail d’administration centrale où les régulations intra et inter administratives jouent un rôle essentiel avait peu à peu émoussé mon enthousiasme. C’est pourquoi, quand mon ami André Talmant m’a demandé, en 1983, lorsqu’il venait d’être nommé chef du service des Affaires Internationales à la Direction des Affaires Economiques Internationales (DAEI) de l’aider à trouver un chargé de mission pour le Maghreb… j’ai instantanément offert ma candidature.

Le choix n’était pas très conforme à l’image de la « bonne carrière » au sein du corps des Ponts et Chaussées. La plupart des autres chargés de mission de ce service international sortaient d’ailleurs de l’école et c’était une sorte de poste transitoire où l’on se faisait les dents. Mais la question du Maghreb était pour moi une question majeure : l’Algérie occupait une place privilégiée dans les engagements de mon épouse et de moi, le souvenir était encore vif du travail sur l’évolution des villes algériennes. Or, si tout le dialogue avec le Maghreb présentait de l’intérêt, le dialogue avec l’Algérie en présentait à cette époque un tout particulier. On se souvient peut-être que la gauche française, dans les années 1970, tenait un discours vigoureux sur le « juste prix des matières premières ». Pour être franc, je n’ai jamais compris ce que pouvait être ce juste prix, mais passons. Un des premiers grands gestes politiques de François Mitterrand, en cohérence avec ses convictions, avait été de doubler le prix d'achat du gaz algérien. C’est l’époque où « l’Algérie socialiste » était présentée comme l’amie naturelle du gouvernement français de gauche, à l’opposé du Maroc royal supposé ami naturel de la droite. Ce qui n’a pas empêché d’ailleurs les hauts fonctionnaires et les hommes politiques français de préférer de loin les fastes agréables et raffinés de l’accueil par l’administration marocaine que les comportements parvenus et agressifs des nouveaux riches de l’administration algérienne. Quoiqu’il en soit, une idée séduisante avait germé, à l’instigation de René Loubert : et si, plutôt que de déséquilibrer les échanges commerciaux entre l’Algérie et la France par ce doublement du prix du gaz, on en faisait une réévaluation par le haut de ces échanges, les achats de gaz algérien étant compensés par le développement d’une vaste stratégie d’équipement de l’Algérie par les grandes entreprises françaises de BTP et de construction ? Il y avait quelque chose de génial dans cette intuition qui venait remplacer, pour l’équipement de l’Algérie, d’hypothétiques crédits à l’exportation par une réévaluation de la valeur des importations. Pour mettre en œuvre cette idée, deux accords sectoriels étaient en cours de signature avec l’Algérie. L’un portait sur les transports et les infrastructures, l’autre sur les logements. C’était environ 30 milliards de francs de contrats qui se négociaient à l’époque et tous les ténors du secteur, SAE, Bouygues, Dumez, Fougerolles, étaient sur les rangs.

Une autre idée géniale de René Loubert était d’accompagner cette politique de coopération économique d’une ampleur inégalée d’une politique de coopération technique. L’enjeu était ni plus ni moins que de faire cesser la schizophrénie classique où coopération commerciale et coopération technique s’ignorent superbement. C’est ce défi qui m’a séduit. Pendant plus de deux ans, je me suis efforcé de transformer cette intuition en réalité. Nous avons eu, avec mes homologues algériens, à inventer une forme très originale de coopération entre administration. Notre responsabilité conjointe était que « les choses se passent bien » entre les parties algériennes et françaises aux contrats qui se signaient. Mais nous devions aussi faire en sorte que la coopération technique entre les deux pays, dans les domaines que je connaissais bien des transports et de l’aménagement urbain et du territoire, prennent une nouvelle dimension. Hélas, une fois encore, la volonté politique s’est révélée velléitaire. Les moyens de la coopération technique n’ont pas été comme prévu réévalués par le haut. Entre le Ministère des Finances d’un côté, pleinement engagé dans la coopération économique, et le Ministère de la Coopération de l’autre qui voulait garder ses prérogatives de coopération technique, je devais faire l’impossible pour établir le lien. Or, les procédures mêmes de coopération technique, fondées sur des « projets de coopération » largement financés par des prêts (ce qui était saugrenu) et faisant l’objet de laborieux efforts de mise au point ne correspondaient pas du tout au nouveau souffle que nous voulions donner au dialogue entre les deux pays. De nouveau ce sentiment de césure entre des volontés politiques plus ou moins velléitaires et une intendance qui ne suivait pas.

Pour moi, le coup de grâce fut donné en 1985 lors du voyage de Laurent Fabius en Algérie. Le grand amour entre les deux pays, frères en socialisme, s’était fané depuis longtemps et Laurent Fabius n’allait en Algérie que pour compenser le mauvais effet fait là bas par son voyage officiel au Maroc. La préparation de son voyage à Matignon a été pour moi le coup de grâce. Je savais que quels que soient leurs défauts, les dirigeants algériens de l’époque restaient profondément francophiles sur le nationalisme agressif et j’étais convaincu que c’était le dernière génération au pouvoir à avoir ce profil, que face à la montée de l’intégrisme il fallait les aider. Or les petits marquis du socialisme qui préparaient cette visite du Premier Ministre n’avaient qu’une seule chose en tête : défendre les intérêts de Bouygues et d’Airbus. Encore connaissaient-ils trop mal les dossiers pour les défendre de manière sérieuse. Ils devenaient les porte-serviettes de dossiers préparés par les entreprises elles-mêmes. Connaissant par fonction les contentieux sur le bout des doigts, ce simplisme et cette absence de vision politique m’ont révolté. Voyant que, faute d’une volonté politique forte, je ne parviendrais pas par ma seule conviction à incarner l’ambition qui m’avait fait venir, j’ai à nouveau décidé de partir.